L'ère de la casco complète

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Edition 19.01.2022 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff –Chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff – Chef économiste de Raiffeisen

Cela fait longtemps que nous, les pays industrialisés riches et accomplis, sommes arrivés dans ce monde parfait où il n'existe plus au fond de risques macroéconomiques. Du moins ceux que nous ressentons comme menaçants ou inquiétants. Après les affres de la guerre, mes parents n'ont pas seulement connu le miracle économique allemand, ils ont également subi de nombreuses récessions et des phases d'importante dépréciation monétaire. Le chômage a également été un compagnon de route permanent au cours de leur existence.

Cela m'a également marqué pendant longtemps. La sécurité de l'emploi était le mot d'ordre absolu, suivi de peu par l'épargne. Epargner pour disposer d'une sécurité en des temps moins favorables. Ces années comprises entre la Seconde guerre mondiale et le début des années 1990, souvent qualifiées de bon vieux temps par des concitoyens d'un certain âge enclins à la nostalgie, étaient en fait plutôt épuisantes d'un point de vue purement macroéconomique. La confiance dans la politique monétaire n'était pas particulièrement marquée et le regard sur la politique économique était extrêmement critique. La stimulation durant les phases de reprise économique était certes systématiquement approuvée, mais le citoyen lambda de l'époque gardait toujours aussi un œil sur des paramètres tels que la dette publique ou le taux d'endettement. A l'université, j'ai appris à connaître les modèles qui suggéraient qu'un Etat était toujours en mesure d'atteindre les principaux objectifs de sa politique économique grâce à la politique fiscale et monétaire ou à une combinaison des deux. Le plein emploi, la stabilité des prix et une croissance stable figuraient parmi les plus importants. Mais cela ne fonctionnait que dans les modèles macroéconomiques que nous devions apprendre. Dans la pratique, la conjoncture suivait ses propres lois. Parfois son envolée ou sa chute était plus forte que prévu, parce que la politique réagissait trop tard. Et lorsqu'elle réagissait enfin, sa réaction était souvent trop vigoureuse, de sorte que la conjoncture s'effondrait ou surchauffait en fonction de l'intervention.

En 1987, la politique monétaire a connu une valorisation pratique, lorsque l'ancien patron de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, a purement et simplement balayé le krach boursier avec une injection sans précédent de liquidités, ce qui lui valut des applaudissements nourris. Parallèlement, la mondialisation a libéré de nouveaux potentiels de croissance et grâce à elle le néolibéralisme a définitivement repris du poil de la bête. Selon la doctrine, le marché va tout arranger et si les choses devaient mal tourner, la politique monétaire est la mieux armée pour restaurer rapidement un nouvel équilibre. Des économistes américains renommés ne jurent notamment que par cette doctrine. J'aurais tendance à dire qu'ils sont plus souvent en lien avec Wall Street qu'avec la doctrine pure. La crise financière et sa «gestion» conforte cette affirmation et Mario Draghi a rendu la «doctrine de la politique monétaire omnipotente» présentable, même dans la zone euro, grâce à son «Whatever it takes». La BNS a opté pour la même perfusion et elle est depuis confrontée au même dilemme que toutes les autres grandes banques centrales. Dès qu'un durcissement de la politique monétaire aussi ténu semble se manifester au loin, les marchés financiers s'agacent et contraignent les autorités monétaires à faire preuve d'un excès de prudence et même parfois à changer de cap.

Cela fait déjà bien plus de dix ans que tout cela fonctionne «bien». Au fil du temps, les riches deviennent de plus en plus riches et les moins riches ont au moins un emploi, ce qui suffit pour assurer du pain et des jeux. Le coronavirus a certes taillé une brèche dans cette structure, mais les gouvernements ont réussi à la combler assez vite, sachant que les banques centrales leurs accorderaient des conditions préférentielles sur leur montagne de dette à la croissance exponentielle. Il y a bien sûr eu et il y a encore des difficultés économiques liées au coronavirus, mais globalement la plupart des économies développées ont plutôt bien surmonté la pandémie. Une réussite politique à tous les niveaux donc, c'est du moins ce que pensent les élites intellectuelles. Quant aux autres, ils n'y réfléchissent pas vraiment, tant que le bancomat continue de cracher des billets. Tout cela va contribuer à désinhiber encore plus les gouvernements et leurs financiers. La pratique montre ce que la théorie ne peut pas attester. La politique de la grosse artillerie fonctionne.

Pas étonnant donc que l'inflation émergente soit considérée comme un phénomène passager, engendré par une accumulation d'effets spéciaux qui vont bientôt se volatiliser, de sorte qu'un durcissement de la politique monétaire ne semble pas nécessaire. Ne disait-on pas lorsqu'il s'agissait de sauver l'euro que des temps partiuliers requièrent des mesures particulières? Cela ne semble pourtant s'appliquer que tant que les mesures n'effraient pas la bourse et ne privent pas le peuple de son plaisir. Cette assurance casco complète au niveau macroéconomique ne devrait pas devenir une habitude, car peut-être la couverture d'assurance finira-t-elle quand même par s'éroder? Que se passera-t-il alors si l'inflation s'envole et que les autorités monétaires ne s'en rendent (toujours) pas compte? En Europe, nous avons déjà un premier aperçu de la manière dont la politique de la casco complète règle ce problème. En France, le gouvernement entend plafonner les prix de l'essence élevés qui pèsent tant sur la population en renonçant à des milliards de recettes fiscales. En Allemagne, la ministre du logement Klara Geywitz (SPD) propose d'accorder une allocation de chauffage exceptionnelle aux bénéficiaires de l'allocation logement. Qui sait si la TVA ne finira pas par être abaissée, au cas où le «passager» finirait quand même par durer? Les objectifs climatiques ne constituent en effet pas la principale priorité. La garantie du pouvoir d'achat de l'électorat et la tranquillité passent avant tout. On veut à tout prix éviter que les gens descendent dans la rue comme au Kazakhstan, lorsque l'inflation se transforme en fléau. Le concept est pourtant extrêmement limpide. Ce ne sont pas les symptômes qui doivent être combattus mais la cause. Lorsque les prix baissent trop, la liquidité doit être augmentée, mais à l'inverse, elle doit également être absorbée lorsque leur augmentation est trop forte. Cela fait en effet longtemps que la BCE aurait dû s'activer. Ses prévisions d'inflation sont de toute façon loin d'être fiables, elle a trop souvent été dans l'erreur par le passé. La Réserve fédérale américaine va au moins agir sérieusement, probablement dès le printemps, mais il n'est pas du tout certain que les relèements de taux attendus suffisent globalement à reprendre le contrôle de l'inflation aux Etats-Unis.

En Turquie, la politique monétaire est inerte, non par nonchalance, mais sur ordre de l'incorrigible président Erdogan. Aussi, l'inflation échappe-t-elle depuis longtemps à tout contrôle. La viande et le pétrole sont désormais des produits de luxe et la monnaie est en chute libre. La livre turque s'est dépréciée de 90 % en un an et les prix à la consommation ont grimpé de plus d'un tiers sur la même période. Le président imbu de sa personne ne peut rien y faire et n'hésite même plus à s'abaisser à demander l'aumône aux cheiks fortunés. Car même si les exportations grimpent en flèche grâce à la dévaluation massive, le simple ménage turc n'en profite guère. Et qui sait? Peut-être l'inflation fera-t-elle finalement chuter ce souverain absolu si longtemps populaire. Sa popularité est plus faible que jamais et sa position s'en trouve affaiblie. Mais la Turquie ne fait pas partie de la zone euro, contrairement aux Etats baltes. En Lituanie et en Estonie, le renchérissement annuel était à deux chiffres en décembre. Dans la moyenne de la zone euro, il n'était cependant que de 5 % et même tout juste de 3,4 % en France. Mais la politique monétaire est la même pour tous et elle est hésitante. Est-ce que cela se terminera bien? Bien sûr, nous disposons en effet d'une casco complète. Tous les dommages sont couverts. «Whatever it takes».