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Edition 20.05.2020 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff - Chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff - Chef économiste de Raiffeisen

Aujourd'hui, le point de départ de mes réflexions n'échappe malheureusement pas à quelques clichés, mais soit. Un modèle de Porsche 911 dont je me souviens plus du nom accélère de 0 à 100 kilomètres/heure en 3,5 secondes. Il y a certaines imprécisions de mesure, mais le pilote ambitieux peut s'approcher de ces valeurs. Les hommes ne sont pas rares à avoir de telles connaissances et même concernant les valeurs d'accélération de différents types de véhicules.

Vous me pardonnerez cette affirmation car elle est difficilement contestable, les femmes s'intéressent sans doute moins aux données de véhicules et de performance. Nous avons donc affaire à des préférences clairement définissables, qu'il est encore possible de quantifier assez précisément et qui permettent de différencier les hommes et les femmes, cette distinction étant au demeurant opérée. Cela fait longtemps que le marketing a défini des groupes cibles en fonction de critères sociodémographiques et qu'il vise précisément des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des familles ou des célibataires. Un conseiller en marketing peut impressionner en présentant les chiffres bruts qui servent de base. Ils sont immédiatement compréhensibles. Nous savons exactement combien de femmes ou d'hommes de quel âge vivent en Suisse et aussi dans quels logements, etc. Pour cela il existe des données quantitatives et celles-ci sont irréfutables. 

Le conseiller en marketing en question définit à présent des groupes cibles, disons des seniors, qu'il qualifie de «65+», le produit visant en effet clairement des personnes âgées. Donnez libre cours à votre imagination pour savoir de quoi il s'agit, car je vais m'abstenir de tout cliché supplémentaire. Le chercheur en marketing peut précisément quantifier ce groupe cible, mais dès qu'il formule des prévisions de ventes, des campagnes d'accompagnement et des recommandations opérationnelles, celles-ci se fondent déjà sur des hypothèses. Car même si je sais combien il y a de seniors, je suis loin de savoir ce qu'ils consomment de préférence au souper. Aux données brutes s'ajoutent à présent des hypothèses fondées sur des enquêtes ou sur l'analyse de schémas comportementaux passés, afin d'en déduire une grille prétendument fiable concernant un futur potentiel commercial. Nous savons tous à quel point de tels calculs sont incertains. Premièrement, les données doivent être absolument fiables et deuxièmement, les hypothèses doivent être exactes, ce qui représente une entreprise beaucoup plus complexe. Dès qu'il est question de données plausibles et pas seulement de données brutes, les données de base ont déjà été modifiées une première fois. Avec chaque réduction à des populations plus petites et la perte de données qui en découle, les projections deviennent donc de plus en plus incertaines. Il faut autant d'observations que possible. Mais que se passe-t-il s'il n'y a pas d'observations comme dans le cas du coronavirus?

 

De minces bases de décision

On s'appuie sur ce que l'on a et on commence par faire des observations. Dans le cas du coronavirus, il s'agissait avant tout de compter les cas. Le fait que la Johns Hopkins University, une université privée de Baltimore dans le Maryland, ait joué un rôle de pionnier à cet égard en collectant soigneusement les nombres de cas dans le monde constitue certainement une entreprise louable, mais au final, les nombres de cas ne permettent pas vraiment de progresser. Ils ne sont comparables, par exemple entre les pays, que s'ils sont partout collectés de la même façon. Or ce n'est tout simplement pas le cas concernant le coronavirus, même aujourd'hui, et personne ne sait même approximativement quels sont les chiffres réels dans les différents pays. Pourtant les nombres de cas jouent un rôle essentiel dans les médias et de plus en plus aussi au plan politique. Partout dans le monde, les politiciens se sont appuyés sur ces chiffres, ceux-ci formaient en effet la seule base à peu près quantifiable pour prendre des décisions lourdes de conséquences, telles que les interdictions de sortie et un lockdown partiel ou presque complet de l'économie, selon le pays. Le redémarrage actuel de l'économie et la levée des restrictions de sortie sont également justifiés par ces fameux chiffres. Et ils pourraient aussi prochainement servir à un nouveau durcissement, au cas où la courbe ne s'aplanirait pas comme souhaité.

 

Deux camps

Il reste à voir si elle s'aplanira effectivement au point que nous pourrons revivre tout à fait normalement, comme avant le coronavirus. Nous ne pourrons cependant pas continuer à vivre de façon totalement normale. Pour cela, l'événement a été trop marquant, perceptible pour tous. Il nous a contraints à garder nos distances et nous a progressivement scindés en deux camps. L'un de ces camps estime qu'«il ne m'arrivera rien ou pas grand-chose», l'autre est plutôt marqué par la crainte. Or ni le fatalisme, ni la peur du risque ne sont de bons moteurs pour un redémarrage réussi. Les deux réactions sont certes humaines, mais elles sont impossibles à concilier. Personne ne peut non plus prédire quelle est la meilleure réaction des deux. Ainsi, les gens ont opté pour l'une ou l'autre voie. Ils le font sans aucun fondement, sans données ni connaissances, susceptibles de déclencher leur action. L'émotion pure supplante le raisonnement. Et pourquoi, qui sait de quoi l'avenir sera fait, hormis quelques prévisionnistes incorrigibles, dont je fais partie depuis de nombreuses années? Nous, les économistes, avions toutes sortes de données tout au long de ces années, sans compter des modèles incroyablement malins, émaillés d'hypothèses confortées par de longues discussions et pourtant les erreurs de prévisions étaient toujours effroyables. Il n'empêche que la prévision est toujours l'une des disciplines phares de l'économie, car l'intérêt pour les prédictions est grand. La demande crée en quelque sorte l'offre. S'il n'y a pas le moindre indice de ce qui se passera à l'avenir, nous recourrons en économie à des scénarios qui semblent tous relativement plausibles, mais dont nous ne pouvons pas quantifier la probabilité de survenance. Nous utilisons par conséquent l'expression de «forte opinion». Quand un analyste vedette recommande l'achat d'une action, il a une «forte opinion (positive)» concernant l'entreprise. Depuis le coronavirus, nous sommes tous devenus des prévisionnistes. Nous avons tous une forte opinion. Mon aîné a par exemple une très forte opinion que nous pourrions lentement recommander à faire la fête. Ma tante est en revanche convaincue qu'elle va se contaminer si elle sort et ne se risque pratiquement plus hors de chez elle. Deux scénarios d'avenir totalement différents, selon le camp dans lequel le coronavirus nous a poussés.