Création (ponction) de valeur 3.0 et 4.0

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Edition 01.02.2023 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff –Chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff – Chef économiste de Raiffeisen

Depuis le temps, vous connaissez ma chronique et vous savez que j'aime bien en rajouter un peu de temps en temps pour faire passer mon message. C'est également le cas aujourd'hui, sachant toutefois que je suis convaincu que la vérité n'est pas si éloignée de ce que j'écris ici. Nous allons donc parler de création de valeur.

Pour commencer, la création de valeur est déjà une création lexicale, à savoir un néologisme extrêmement créatif. Par définition, elle correspond à la somme des prestations fournies dans une entreprise ou dans une économie évaluée à des prix, moins les prestations préalables pareillement évaluées. En résumé, on peut dire que les revenus perçus sont une bonne approximation à cet égard, en espérant que les économistes veuillent bien me pardonner cette simplification outrancière. Une création de valeur ou intensité de la création de valeur élevée est généralement considérée comme un avantage concurrentiel, d'autant qu'elle renvoie aussi à une productivité élevée. Mêmes les chasseurs-cueilleurs créaient déjà de la valeur, mais ils la consommaient généralement eux-mêmes et elle visait donc à satisfaire des besoins existentiels. Ce n'est que lorsque l'humanité a commencé à se sédentariser et que le commerce a fait son apparition, un peu à l'instar d'un lubrifiant, que leur performance économique s'est rapprochée de la notion actuelle de création de valeurs, parce qu'elles pouvaient aussi être mises à la disposition d'autres personnes.

Avançons à présent la roue du temps et commençons par ce que nous pourrions appeler la création de valeur 1.0 dans l'Histoire. Cette création de valeur incombait presque exclusivement à l'agriculture, comme c'est encore le cas aujourd'hui dans quelques très rares pays agraires. Elle a été suivie par la révolution industrielle et depuis l'industrie manufacturière assure la création de valeur 2.0. Quelques décennies plus tard, les prestations ont pris de plus en plus d'importance et nous qualifierons leur performance économique de création de valeur 3.0. Nous savons aussi qu'une mutation s'est produite durant toutes ces années. Le secteur agricole a progressivement perdu des parts de création de valeur au profit de l'industrie manufacturière, qui a à son tour cédé de plus en plus de part aux secteurs des services au fil des ans. Actuellement, nous nous situons donc à l'ère numérique ou dans la société de l'information, qui génère la création de valeur 4.0.

Je ne veux évidemment pas dénier toute création de valeur à la société de l'information, tout comme à la société des services, mais toutes deux poursuivent quelque peu la notion de création de valeur jusqu'à l'absurde. En économie, tout a bien sûr une valeur, dès lors que quelqu'un est disposé à payer, mais il y a des nuances. Les services personnels, par exemple les salons de coiffure, fournissent au moins une prestation visible. Le résultat n'est en revanche pas toujours perceptible pour un coach sportif ou un nutritionniste. Celui qui prend du gras et qui fait appel à ces catégories professionnelles pour augmenter sa masse musculaire ou pour perdre du poids peut très bien enregistrer des résultats, mais soyons francs, ne savons-nous pas déjà depuis longtemps comment cela fonctionne, a fortiori dans la société de l'information où pratiquement toutes les informations sont disponibles sur le réseau? Autrefois nous connaissions le BLM, autrement dit «bouffe la moitié» ou les tableaux des calories qui étaient collés sur le réfrigérateur et même à cette époque il y avait des personnes en surpoids. Mais aujourd'hui, notre société moderne «engraisse» à vue d'œil, malgré toutes ces connaissances et les coachs omniprésents. Grâce à l'engouement pour le lifestyle, même l'industrie manufacturière se met à produire des choses dont nous n'avons pas vraiment besoin, car le secteur de la publicité et le marketing entrent à présent en jeu pour tenter de nous manipuler. Ils nous suggèrent que nous pouvons créer de la valeur en suivant leurs conseils et que nous sommes supposés en profiter, alors qu'en réalité ce sont eux qui ponctionnent une partie de notre création de valeur. A l'ère de la création de valeur 3.0 et 4.0, c'est particulièrement flagrant.

Autrefois, une voiture était un moyen de transport, aujourd'hui elle est supposée être beaucoup plus que cela. Et c'est cette foutue notion de style de vie qui rend cela possible. Il existe aujourd'hui des voitures qui ont du caractère (Chrysler), des voitures qui sont différentes, surprenantes et convaincantes (Daihatsu) ou qui incarnent l'innovation en mouvement (Mitsubishi) et la technique qui enthousiasme de sorte que le futur appartient à tout le monde (Opel). Et on peut aussi opter pour l'automobile dans sa plus belle forme (Porsche). Il existe par ailleurs des banques pour les gens évolués (Advance Bank) ou Bank 24 pour les personnes qui n'ont besoin de rien de plus (personne n'a besoin de plus). Il existe même une banque où l'argent prend vie (where money lives, Citibank) et une banque qui est toujours à vos côtés (Commerzbank). Et si vous êtes client de la Direkt Anlage Bank, vous incarnez même la banque en personne (la banque c'est vous). Ecoutez ou regardez tous ces slogans, les promesses font date, elles changent même la face du monde. Pour finir, rappelons que «posséder un Neff» signifie «un peu de chez soi». Qui cuisine? C'est Neff (Neff).

Le secteur de la publicité paye bien. Le marketing donne également accès à des salaires presque indécents. Ces branches se caractérisent donc par une création de valeur à très forte intensité. Pourtant, elles ne créent pas de valeur à proprement parler. Elles réussissent juste à nous inciter à céder des parts de nos valeurs, dans l'espoir que les promesses seront tenues. Les salaires sont également très élevés dans la banque, l'industrie pharmaceutique ou le secteur énergétique, mais ce n'est pas parce que les salariés de ces secteurs sont tellement bons et créent tant de valeur ajoutée. Des seuils d'entrée élevés y sont souvent les garants d'une création de valeur par tête élevée. Plus le secteur est réglementé, plus il est cloisonné. On peut ainsi obtenir des rentes qui seraient difficilement atteignables si la concurrence jouait pleinement. Il en va de même dans le secteur technologique. On y trouve quelques rares pionniers qui enregistrent des marges colossales, mais là encore, la concurrence fait défaut.

Je ne peux pas m'empêcher de penser que la création de valeur devrait être définie différemment aujourd'hui. Il est certes correct de dire que ce pour quoi on paye a aussi une valeur, mais n'est-elle pas exagérée parce qu'on nous l'a suggéré? Le petit sac Prada nous rend-il vraiment heureux? N'est-ce pas la même chose pour d'autres produits de luxe, dont nous savons au fond qu'ils n'ont aucun intérêt économique supérieur? Sans doute un instant et encore, mais là n'est pas la question. La consommation de biens plus coûteux (et c'est un euphémisme!) accroît notre estime de soi, surtout parce que nous sommes en mesure de les payer, contrairement à d'autres. Le problème vient du fait qu'à l'ère de l'information, nous sommes en mesure de partager cela avec les autres, en tout temps et partout. Les likes et les followers sont souvent la monnaie qui génère cette ponction de la valeur. L'individualisme sur le réseau mondial est au fond un produit de masse, quel paradoxe!

Dans la société industrielle classique, nous savions encore de quoi nous avions besoin et nous l'achetions lorsque nous avions l'argent nécessaire. Aujourd'hui on nous dit ce que nous voulons, bien que nous n'en ayons pas besoin et nous l'achetons ensuite, souvent même lorsque nous ne disposons pas des fonds nécessaires. Après tout, nous pouvons toujours le jeter ensuite. Le lifestyle est l'incarnation de la surabondance et explique pourquoi nous sommes submergés par les déchets. Une parfaite ponction de valeur au fond.