Différer est-ce annuler?

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Edition 13.03.2019 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff, chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff, chef économiste de Raiffeisen

Les nouvelles sont mauvaises pour les épargnants; les ministères des finances européens et tous les autres débiteurs ont en revanche de quoi se réjouir. Le retournement des taux d'intérêt qui était initialement prévu pour l'automne 2019 a été balayé d'un revers de main jeudi dernier. La Banque centrale européenne (BCE) a désormais laissé entendre que les taux d'intérêt resteraient à un bas niveau inchangé au moins jusqu'à la fin de l'année. Le taux directeur de la zone euro reste ainsi de zéro, le taux d'intérêt débiteur pour les banques de moins 0,4 %. Il semblerait que le président de la BCE, Mario Draghi, dont le mandat expire en octobre de cette année veuille laisser à son successeur le soin d'infléchir le cours de la politique monétaire, après avoir fait patienter les marchés pendant des années. Dans le cas de Mario Draghi, différer signifie donc annuler.

Il en a même remis une couche, en annonçant un nouveau programme de crédit pour les banques, la Targeted Longer Term Refinancing Operation (TLTRO). En 2014 (TLTRO I) et en 2016 (TLTRO II), la BCE avait déjà accordé de tels crédits d'urgence pour les banques afin de stabiliser le secteur bancaire. Leur réédition peut aussi être interprétée comme le véritable échec de la magie de la politique monétaire. La BCE estime que l'urgence dans le secteur bancaire est encore trop importante pour laisser le marché agir librement. L'état d'urgence initial né de la crise financière est devenu une situation provisoire qui s'éternise et à laquelle la BCE ne semble pas trouver d'issue. Les banques italiennes moribondes ont sans doute incité la BCE à prendre cette initiative, mais elles sont loin d'être les seules. Les banques espagnoles et françaises devraient se servir copieusement si on leur propose de l'argent bon marché, comme ce fut déjà le cas lors des deux premières émissions de TLTRO. La fin de l'ère à taux zéro est repoussée à un futur lointain suite à ces récentes décisions de la politique monétaire en Europe.

 

Mario Draghi le pessimiste

La bourse avait déjà fait de la question de la conjoncture sa priorité à l'automne dernier. Désormais, la conjoncture européenne semble également inquiéter de plus en plus les autorités monétaires. Au point même de se laisser aller à ajuster sa forward guidance. Ce n'est pas un problème en soi. La situation devient plus délicate, si l'évaluation plus pessimiste des perspectives conjoncturelles par la BCE a un impact négatif sur le moral de l'économie. Les économistes de la BCE viennent juste d'abaisser la prévision de croissance de la zone euro de 1,7 % en décembre (!) à 1,1 % (aujourd'hui). Pour l'instant, il est encore rarement question de récession. Mais il y a un large consensus pour dire que la conjoncture connaît pour le moins un ralentissement. Son ampleur sera finalement déterminante pour que la BCE puisse au moins envisager une normalisation de la politique monétaire. A cela s'ajoute que le taux de l'inflation sous-jacente dans la zone euro est estimé à nettement moins de 2 %. Autrement dit, la BCE est désormais à mille lieues de ses objectifs, malgré une politique monétaire «créative» et non conventionnelle, que l'on pourrait aussi parfaitement qualifier de tour de magie supposé. Un changement de cap ne semble cependant pas être à l'ordre du jour. Pour lutter contre la déstabilisation du secteur bancaire, le ralentissement de l'économie et – qui sait – peut-être bientôt aussi contre le fantôme de la déflation qu'elle a elle-même engendré, la Banque centrale européenne recourt toujours aux mêmes solutions et recettes, au risque d'en abuser. Parallèlement, elle doit aussi veiller à la cohésion de l'euro, un mandat pratiquement inextricable, qui conduit la BCE à ses limites. Non content d'être l'un des points forts de Mario Draghi, sans doute pour légitimer son activisme ininterrompu, le pessimisme est donc aussi une nécessité.

 

Naïf

Les Américains ont au moins réussi à initier un léger retournement des taux d'intérêt et ont donc créé une certaine marge de manœuvre au cas où l'horizon économique s'assombrirait. Mais ils sont plus ou moins les seuls parmi les grandes économies nationales. Il semblerait toutefois que de nouveaux relèvements des taux d'intérêt aux Etats-Unis soient non seulement reportés jusqu'à nouvel ordre, mais peut-être même totalement écartés. Car l'économie américaine commence également à émettre de légers signes de ralentissement. Pour le reste, la naïveté règne en maître. Le Japon ne fait même pas mine de modifier le cap extrêmement expansionniste de sa politique monétaire. Après avoir annoncé une timide normalisation de sa politique monétaire, l'Europe est revenue sur la voie d'une expansion opiniâtre. Et désormais, c'est en Chine que la politique monétaire doit une nouvelle fois sauver l'économie. En marge du congrès du peuple à Pékin, le président de la banque centrale chinoise Yi Gang a laissé entendre, dimanche dernier, qu'il soutiendrait l'économie, en abaissant par exemple les coûts du financement pour les petites entreprises. Le gouvernement chinois semble avoir été échaudé par les très mauvais chiffres des exportations en février. Ils se sont littéralement effondrés, ce que de nombreux observateurs en Chine expliquent par les sanctions douanières américaines. Mais plus encore, ce repli des exportations chinoises devrait résulter du fléchissement de la croissance mondiale. D'aucuns diront que la réduction modérée des dettes des entreprises publiques et des gouvernements locaux a dernièrement pesé sur la croissance. Par ailleurs, le système bancaire parallèle, une source de crédits importante pour les PME, a dernièrement été bridé et le durcissement des contraintes pour les plateformes d'octroi de crédits en ligne a sans doute également freiné l'afflux de capitaux. Une conclusion simple s'impose donc également pour la Chine: moins de dettes, moins de croissance. Ou, en d'autres termes: la croissance sans crédit ne fonction pas (plus), même en Chine. Une naïveté globale et dangereuse, au seuil de la récession.

 

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