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Edition 30.11.2022 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff –Chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff – Chef économiste de Raiffeisen

La pandémie ne semble plus être à l'ordre du jour en Suisse. Les gens qui portent un masque sont déjà presque de drôles d'oiseaux. Les poignées de mains se multiplient en revanche, tout comme les bises et les embrassades pour se saluer ou se dire adieu. On ne trouve d'ailleurs presque plus de désinfectant nulle part. Nous avons passé le cap, pourrait-on penser. Espérons qu'il en sera ainsi et qu'une vague soudaine, quelle qu'elle soit, ne submerge pas notre pays. Il en va autrement en Chine, mais nous y reviendrons.

Quelles leçons en avons-nous tiré? N'y a-t-il pas quand même eu des changements de comportement fondamentaux qui se font encore sentir aujourd'hui? Je crois que oui, car consciemment ou inconsciemment notre attitude face à la vie a sans doute quelque peu changé. Oui, nous reprenons l'avion et le Black Friday nous nous pressons dans les magasins, nous sommes de nouveau (trop) près les uns des autres, que ce soit dans un train ou ailleurs, et nous avons repris nos habitudes d'avant le coronavirus, mais notre vie a néanmoins un peu changé par rapport à la période antérieure à la pandémie. Nombreux sont ceux qui ont perdu des parents, des amis ou des relations ou qui connaissent du moins quelqu'un qui a subi une telle perte. Le télétravail est une autre coupure perçue très différemment selon les cas. Et nous gardons un certain sentiment constant de malaise, plus ou moins marqué selon les individus. Mais nous apprécions évidemment tous de pouvoir faire ce qui nous a été temporairement interdit.

Il en va tout autrement en Chine. Un bouillonnement intense s'y fait désormais sentir et pas seulement sous la surface. Les Chinois en ont assez de ne plus pouvoir travailler et donc d'être menacés dans leur existence, de ne pouvoir sortir dans la rue qu'avec un test PCR valable ou d'être parqués dans un centre de quarantaine ou enfermés chez eux. Ils sortent dans la rue, ce qui n'est bien sûr pas une bonne idée, car le régime maintiendra sa politique zéro Covid par tous les moyens. Toute autre solution ferait perdre la face à Xi Jinping et à son entourage. Le régime use aussi de violence pour contraindre la population à quitter les rues, grâce à une présence policière massive. Et il contrôle les téléphones mobiles des passants à la recherche d'applications occidentales telles que Twitter ou Telegram qui permettent aux manifestants de se donner rendez-vous ou d'échanger des photographies. Il ne faut surtout rien laisser filtrer à l'extérieur et ne pas se ridiculiser, quel qu'en soit le prix. Il n'empêche que des images parviennent régulièrement au public occidental. Ainsi lundi dernier, quand des membres des forces de sécurité ont frappé un reporter de la BBC à coup de poings et de pieds avant de l'arrêter, parce qu'il ne se serait pas correctement identifié selon les sources officielles. Et que faisons-nous? Nous secouons tout au plus la tête et faisons ce que nous savons faire le mieux: nous nous indignons comme à propos du Qatar, du régime iranien ou des bombardements de Kobané par la Turquie et, de façon presque chronique mais avec de plus en plus d'indifférence, de la faim dans le monde. Nous sommes un peu plus engagés dans la guerre en Ukraine, mais uniquement parce que nous y sommes pratiquement impliqués nous-mêmes par procuration et que cela fait plus de neuf mois que nous sommes abreuvés presque quotidiennement d'images.

Nous ne voulons sans doute pas accepter la «nouvelle» réalité ou, pour l'exprimer autrement, nous préférerions l'occulter. Notre culture occidentale moralisatrice et professorale n'insiste de toute façon sur les droits de l'homme que tant qu'elle n'est pas prise à la gorge, par exemple quand les prix de nombreux articles qui étaient tout simplement trop bon marché augmentent, que l'énergie coûte plus cher ou que notre confiture préférée est en rupture dans les magasins. Le coronavirus, le début d'une nouvelle ère économique? L'inflation, la hausse des prix des matières premières et l'effondrement de la chaîne logistique font que tout ne fonctionne pas nécessairement aussi bien que nous le pensions à l'ère de la mondialisation. L'inflation pourrait demeurer plus forte que nous le pensons actuellement. Nous avons déjà sous-évalué sa hausse, pourquoi pas aussi sa durée? Compte tenu de la situation en Chine, une nouvelle perturbation des chaînes logistiques mondiales semble préprogrammée. Le fait que le pétrole et le gaz soient de nouveau moins chers qu'à leur point culminant ne signifie pas nécessairement que toute nouvelle envolée du prix des matières première est exclue. Et le coronavirus a fait fuir de nombreux travailleurs des secteurs à bas salaire, de sorte que les salaires devraient également plutôt tendre à la hausse. Peut-être le coronavirus est-il finalement le déclencheur qui inversera les avantages supposés de la mondialisation. La pandémie est peut-être sur le déclin, mais nous ne nous débarrasserons pas si vite de ses conséquences.

Nos économies organisées autour de la croissance sont totalement dépendantes du fonctionnement irréprochable de l'économie mondiale. Pour cela, nous avons régulièrement été disposés à conclure des compromis douteux, notamment en ce qui concerne les matières premières, où nous remplaçons un fournisseur «louche» par un autre qui ne vaut pas mieux. Et quand il s'agit de vendre nos marchandises, nous ne faisons pas non plus la fine bouche. Dans ce cas, la Chine reste toujours un débouché bienvenu et le Proche-Orient, voire l'Iran, sont des clients appréciés. Et si nous nous projetons un peu plus dans l'avenir et que nous commençons effectivement à investir sérieusement dans le changement climatique, de nouvelles dépendances verront le jour. Une voiture électrique a besoin de quatre fois plus de métal que les voitures traditionnelles équipées d'un moteur à combustion. Sans compter les métaux tels que le lithium, le nickel, le manganèse, le cobalt ou le graphite dont les moteurs à combustion n'ont pas besoin. L'énergie renouvelable consomme aussi nettement plus de métaux par mégawatt que le gaz, le charbon ou l'énergie nucléaire, surtout du cuivre ou du zinc (énergie éolienne), également du silicium (photovoltaïque), mais aussi des terres rares telles que le manganèse, le cobalt ou le molybdène (principalement l'énergie éolienne). Il faut savoir que pour de nombreux métaux, la concentration est bien plus élevée que pour les combustibles fossiles. Notamment en ce qui concerne le traitement des métaux, la Chine détient des parts du marché mondial de près de 40 %, voire plus, pour le nickel et le cuivre, près de 60 % pour le lithium, plus de 60 % pour le cobalt et près de 90 % pour les terres rares. L'indépendance énergétique (par rapport à la Russie ou au Proche-Orient) devra ainsi être acquise au prix de nouvelles dépendances, qui sont tout aussi contestables au plan politique ou idéologique. Si nous nous intéressions en revanche à la demande et que nous réduisions fortement la consommation, nous pourrions sensiblement réduire ces dépendances. Mais comme on nous le répète régulièrement, ce n'est pas une alternative réaliste à la croissance, à la croissance à tout prix devrait-on préciser. Et pourquoi pas? Tout simplement parce que cela mettrait en péril la réélection et imposerait trop de contraintes à une population habituée aux douches chaudes. Par ailleurs, les gouvernements ne pourraient plus distribuer de cadeaux ou faire l'aumône pour faire tourner la machine. Le manège va donc continuer à tourner, à crédit bien entendu, comme c'est la règle aujourd'hui. Mais chaque tour est un peu plus cher; jusqu'à ce que cela ne fonctionne plus ou que l'on ne puisse plus faire autrement. N'avons-nous vraiment pas tiré la moindre leçon de la pandémie?