Combien de grains de sable y a-t-il dans les rouages?

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Edition 05.06.2019 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff, chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff, chef économiste de Raiffeisen

Il suffit de tendre l'oreille pour s'apercevoir que les prévisionnistes ont encore globalement un sentiment positif, mais aucun ne veut vraiment l'admettre à haute voix. Car le vent pourrait tourner. Les premiers doutes concernant l'essoufflement progressif de l'économie américaine et la fin prochaine de la reprise en Europe sont apparus il y a un peu plus d'un an. Combinés au conflit commercial latent, ils ont fait plonger les bourses.

Le sentiment a ensuite de nouveau changé sur les marchés financiers, qui se sont envolés vers de nouveaux niveaux record, qu'ils ont parfois même franchis. Entre-temps, différents indicateurs économiques se sont dégradés, sans pour autant inquiéter les acteurs du marché, qui les avaient en partie anticipés. Le revirement de la politique monétaire aux Etats-Unis et le fait que la Banque centrale européenne ait une nouvelle fois différé les premières mesures visant à mener une politique monétaire plus restrictive ne sont certainement pas étrangers à l'apaisement des acteurs du marché financier. Les préoccupations conjoncturelles n'ont pas été levées pour autant. Les données récentes sont de nouveau très mitigées. Une évaluation cohérente de la situation est donc extrêmement difficile actuellement, d'autant que d'importants fossés se creusent entre les pays, comme le démontrent aussi les derniers indices des directeurs d'achats. Tous ont en commun d'évoluer autour du seuil des 50 points.

Les valeurs supérieures à 50 points suggèrent une expansion de l'économie, les valeurs inférieures une contraction. Plus les valeurs excèdent le seuil des 50 points, plus l'expansion de l'économie est dynamique. Les valeurs supérieures à 60 points n'étaient pas rares au début de l'an dernier, par exemple aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Suisse. Un net ralentissement a toutefois suivi à la fin de l'été, notamment en Europe et plus particulièrement en Italie et en France, mais aussi aux Etats-Unis. A la fin de l'année, l'économie allemande a subi un ralentissement tel, qu'elle n'était plus en mesure de tirer la conjoncture européenne. Depuis, l'économie européenne n'a plus connu d'embellie. Les dernières données des directeurs d'achats n'ont en tous cas pas révélé de reprise, ce que nous pourrons également constater en Suisse. Dernièrement, l'économie suisse avait en effet progressé, notamment grâce à l'Allemagne. Premièrement parce que la demande allemande avait de nouveau augmenté, ce dont l'industrie suisse a fortement profité et deuxièmement parce que les interactions du reste de l'Europe avec l'économie suisse se sont également amplifiées grâce à la forte demande allemande. Nous étions donc une nouvelle fois sous perfusion, ce qui nous a également permis de surmonter le choc du taux de change en 2018.

 

Nous sommes au milieu du gué

Dès la fin de l'an dernier, il semblait évident que nous ne serions pas en mesure de réitérer l'année 2018, exceptionnelle au plan économique. Il faut dire qu'une croissance économique nettement supérieure à 2% constitue plutôt l'exception en Suisse. Une normalisation était même souhaitée par de larges pans de l'industrie, tant la charge de travail était parfois élevée. Le ralentissement économique a toutefois été relativement marqué. Désormais, il n'y a plus qu'en Suisse que les directeurs d'achats sont aussi sceptiques qu'en Allemagne. Ils prévoient visiblement des baisses sensibles de l'activité au cours des prochains mois. La plupart d'entre eux ont récemment fait état d'une baisse des commandes. Les nouvelles positives concernant l'économie suisse publiées par les médias la semaine dernière s'expliquent par l'excellente croissance du PIB de 0,6% au premier trimestre 2019. «Une année qui démarre sur les chapeaux de roue» ou «L'économie suisse fait de la résistance» sont quelques-uns des gros titres que nous avons pu lire. Rétrospectivement, cela fait certes plaisir, mais ne permet pas d'extrapoler l'avenir. A ce titre, les enquêtes auprès des directeurs d'achats sont plus pertinentes qu'un indicateur tel que la croissance au premier trimestre qui relève déjà du passé. Sans compter les marchés financiers, qui ne sont plus tellement sereins. Lundi, l'euro a enregistré un nouveau plus bas annuel par rapport au franc, tout comme les obligations à 10 ans de la Confédération. Les marchés financiers accordent de nouveau plus d'importance à la sécurité. Cela ne peut signifier qu'une chose, à savoir que nous n'avons pas encore franchi le gué. Une conjoncture aussi fragile a tôt fait de basculer. Elle peut aussi se volatiliser très vite. Cela ne risque cependant plus de gâcher grand-chose, car il y a déjà suffisamment de grains de sable dans les rouages. On ne peut qu'espérer que les Américains et les Chinois en auront conscience. Donald Trump semble en tous cas n'en avoir cure.

 

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