Déjà-vu ou jamais-vu?

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Edition 15.03.2023 – Le point de vue du chef économiste de Raiffeisen

Martin Neff –Chef économiste de Raiffeisen
Martin Neff – Chef économiste de Raiffeisen

Lors d'une expérience de «déjà-vu», nous avons subitement l'impression d'avoir déjà vécu un événement qui vient pourtant juste de se produire. Je suis récemment tombé sur un article qui faisait le point sur l'état actuel de la recherche concernant ce phénomène. Comme pour de nombreux processus qui se déroulent dans le cerveau, la science avance encore à tâtons. Aussi, y a-t-il de nombreuses tentatives d'explication ésotériques sur ce thème. 

Selon une étude récapitulative, il existe 72 théories quant à l'apparition des sensations de «déjà-vu». Une cinquantaine d'entre elles est scientifique et se passe donc de forces surnaturelles. Ce grand nombre montre à quel point il n'y a pas encore de consensus scientifique. Le «jamais-vu», à savoir le contraire du «déjà-vu», est encore beaucoup moins étudié. Il s'agit du phénomène où une situation est ressentie comme entièrement nouvelle ou étrangère alors qu'en réalité elle est connue. 

Vous vous doutez sans doute où je veux en venir. Depuis la fin de la semaine dernière, tout tourne autour des turbulences dans le secteur bancaire américain. Quand une banque coule, cela se passe évidemment un vendredi. Ainsi elle a peut-être encore le temps de trouver un acheteur de dernière minute. Mais surtout, la banque espère que l'Etat interviendra au cours du week-end. Car si la peur des autorités de régulation quant à une réaction en chaîne sur les marchés est suffisamment grande, un sauvetage est généralement organisé avant l'ouverture de la bourse la semaine suivante. Ce fut également le cas cette fois-ci. Ou pour l'exprimer autrement: les clients ont été sauvés, non la banque, mais nous y reviendrons dans un instant. 

Des souvenirs de la faillite de Lehman Brothers nous reviennent évidemment en mémoire. Pourtant, le durcissement de la réglementation au lendemain de la crise financière aurait précisément dû empêcher que l'Etat n'ait jamais plus à sauver une banque et ses clients. Le problème, c'est que seules les grandes banques ont dû marcher à la baguette. Les banques qui avaient un total du bilan inférieur à USD 250 milliards ont sciemment été ménagées et chouchoutées pour les aider à faire face à leurs grands concurrents. Ce n'est donc pas un hasard si le total du bilan de la Silicon Valley Bank (SVB) qui a connu une forte croissance ces dernières années est toujours resté inférieur à ce seuil. Elle a ainsi échappé à une réglementation plus stricte, p. ex. des tests de résistance plus minutieux que chaque banque est légalement tenue de réaliser et qui auraient sans doute clairement démontré que le risque de taux dans les livres de la SVB était trop élevé.

La forte hausse des taux d'intérêt affecte toutes les banques américaines, pas seulement la SVB. Dans cette banque californienne, où le poste de Chief Risk Officer est resté vacant une grande partie de l'année dernière, la gestion des risques a toutefois complètement échoué. De prime abord, les grandes banques enregistrent elles aussi d'énormes pertes. Si elles devaient vendre les emprunts d'Etat dans leur portefeuille au prix actuel, elles enregistreraient globalement une perte de plusieurs centaines de milliards de dollars, c’est du moins ce qu’affirment certains commentaires. Mais contrairement à la SVB, la plupart des banques couvrent leur portefeuille obligataire contre le risque de taux à l'aide d'instruments dérivés. Et la forte hausse de la valeur de marché de ces dérivés compense l'effondrement des prix des emprunts, de sorte que la hausse fulgurante des taux d'intérêt engendre des pertes beaucoup moins importantes que ce que l'on pourrait croire. La SVB n'avait en revanche pas constitué de couverture et a donc spéculé sur la persistance des taux bas. Lorsque les clients ont soudainement vidé leurs comptes, la banque a dû vendre des emprunts d'Etat à perte.  

 

Too bank to fail

Désormais, l'Etat doit donc de nouveau faire le ménage. Comme prévu, le tollé est immense. L'assurance casco complète a défini une norme dangereuse et ouvert la porte à l'insouciance, nous dit-on. Mais est-ce vraiment le cas? Cette fois, les actionnaires enregistreront de lourdes de pertes, tout comme les obligataires. La direction de l'entreprise est même libérée de son obligation de travailler avec effet immédiat. Mais le sauvetage intégral des avoirs des clients soulève en effet des questions réglementaires. Normalement, «seuls» USD 250 000 sont garantis et protégés en cas de faillite par le système américain de garantie des dépôts, le reste n'est pas assuré. Or cette fois, les autorités de régulation ont toutefois sauvé l'intégralité des dépôts de la clientèle, même ceux excédant la limite de garantie. Au plan légal, ce n'est possible que si l'organisme fédéral américain d'assurance des dépôts bancaires (FDIC) constate un risque systémique. Pour la première fois dans l'histoire, un établissement bancaire relativement modeste est ainsi considéré comme un établissement d'importance systémique. Ce n'est pas juste une décision de spécialiste des technocrates de la FDIC et de la Réserve fédérale. Le gouvernement a certainement été la force motrice en coulisses. Car la Sillicon Valley Bank est considérée comme l'épine dorsale financière de l'écosystème de la tech et celui-ci est traditionnellement proche du parti démocrate. Le sauvetage des avoirs des clients laisse donc un arrière-goût amer. Si cela se produit déjà pour une banque aussi petite, la probabilité que tous les avoirs des clients soient de nouveau garantis par l'Etat en cas de crise future augmente. Les capitaux proviennent du fonds de garantie des dépôts qui est financé par les banques. Celles-ci devront désormais mettre de côté encore plus d'argent et les coûts de cette opération seront certainement répercutés sur les frais dus par la clientèle. Je ne crois pas du tout au fait que le sauvetage des avoirs des clients se traduit par une plus grande insouciance. Ce ne sont pas les clients et encore moins les petits épargnants qui scrutent les bilans des banques, mais plutôt les actionnaires et les obligataires. 

 

L'inflation n'est pas encore maîtrisée

Ce qui m'inquiète davantage c'est de savoir si la Réserve fédérale américaine est encore disposée à poursuivre le relèvement des taux d'intérêt. Encore au début de la semaine dernière, elle annonçait de nouvelles interventions sur les taux, peut-être même plus importantes que lors de la dernière analyse de la situation. Or les marchés financiers spéculent déjà sur de possibles abaissements des taux d'intérêt. Cela me semble néanmoins un peu prématuré. Les relèvements de taux décidés jusqu'à présent semblent certes déployer progressivement leurs effets, mais le processus vient juste de commencer. Et les chiffres de l'inflation publiés hier montrent une fois de plus que le renchérissement est tenace. En février, le taux global a certes baissé de 6,4 % à 6,0 %, ce qui est toujours très élevé. L'inflation sous-jacente, à savoir le renchérissement sans les composantes volatiles que sont l'énergie et les denrées alimentaires, est cependant restée inchangée à 5,5 %. Nous sommes toujours très loin de la stabilité des prix et les consommateurs le ressentent quotidiennement. Les denrées alimentaires sont p. ex. près de 10 % plus chères qu'en février dernier. En réalité, la situation est limpide. Les taux d'intérêt doivent rester élevés et peut-être même encore augmenter quelque peu. Sauf si nous assistons à une situation de «déjà-vu» et que la Réserve fédérale change de nouveau d'avis.